17 Janvier 2015
Lisiane Michelle shared Liberation's status update.
Après les larmes, la réflexion. Après la ferveur d’une mobilisation sans précédent, le temps de la lucidité. Dans ces jours de douleur, on le voit de mieux en mieux, nous n’étions pas tous Charlie. Regardons ces divisions en face. La République est confortée dans l’épreuve, certes, mais il lui reste beaucoup à faire. C’est la raison pour laquelle Libération a voulu entamer au plus vite le débat. En cinq chapitres, avec cinq grands témoins, avec une discussion vive entre acteurs de terrain, nous avons voulu désigner les champs d’action, esquisser les propositions, commencer d’énumérer les efforts que nous devons faire encore pour être républicains.
La lucidité, donc. La plus grande manifestation du siècle, généreuse et fraternelle, ne débouche pas sur un monde de Bisounours, bien au contraire. Plusieurs réalités dérangeantes, amères, cruelles parfois, se sont réaffirmées dans cette tourmente. Il est clair désormais, si on ne l’avait pas reconnu jusque-là, qu’un bon nombre de Français, souvent dans les banlieues, sont en dissidence morale et sociale dans leur propre pays. Une partie de ces jeunes, travaillés par les intégrismes, sensibles à un complotisme trop répandu, refusent de s’associer à la peine générale et récusent les références communes. Ils obéissent à ces critères communautaires et religieux étrangers aux valeurs démocratiques.
La France ne subit pas seulement les conséquences de ses propres fractures sociales, qui offrent aux obscurantistes un terrain idéal de recrutement. Elle est le théâtre, comme tant de pays, du combat planétaire entre deux islams, celui qui accepte peu ou prou la modernité et celui qui la refuse. Celui qui réunit les croyants pacifiques, très majoritaires en général, mais pas partout, et la faction dogmatique qui veut revenir à la lettre des textes, c’est-à-dire à un Moyen Age à la fois idéalisé et sinistre, quitte à user d’une violence insensée. C’est une bataille policière et militaire contre le terrorisme, qui doit être menée sans faiblesse. C’est une bataille culturelle, idéologique, théologique contre l’intégrisme, qui concerne les musulmans au premier chef, en même temps que tous les citoyens. La vraie caricature de Mahomet, c’est l’intégrisme. Chacun doit s’en persuader.
Alors comment lutter ? Par l’éducation et la raison, bien sûr, fondements de la société démocratique. Il y eut jadis les hussards noirs de la République. Ils ne reviendront pas. Mais nous avons besoin de soutenir, d’encourager, d’honorer, de récompenser, y compris par une rémunération adaptée, ces profs qui sont sur la ligne de front, qui transmettent les valeurs de liberté souvent dans l’isolement et même, parfois, le dénigrement. Leur combat doit être reconnu. Il ne s’agit pas seulement d’adapter les méthodes pédagogiques à un nouveau public, de détecter les «décrocheurs» et de les ramener au bercail ou de modifier le système de notes pour éviter l’humiliation - actions sympathiques mais insuffisantes. Il s’agit aussi de rester intransigeants sur les savoirs, de ne tolérer aucune intervention extérieure, aucune pression sur le contenu des programmes, qui doivent comprendre, par exemple, un enseignement laïque du fait religieux qui ne cède rien aux communautarismes naissants. Il s’agit de conforter la formation des enseignants, mais aussi leur autorité, parce qu’ils savent et que les élèves ne savent pas, parce qu’ils sont les instituteurs du civisme.
L’éducation, dont on charge souvent outrageusement la barque, ne pourra réussir sans l’emploi, c’est-à-dire sans que la formation ne débouche sur l’espoir raisonnable de se faire une place au soleil. Et comme l’emploi dépend, pour beaucoup, de l’activité, les dirigeants de nos économies européennes doivent se livrer à un examen de conscience. En imposant le gel de la croissance par l’austérité, ils ont accru le désespoir des banlieues, l’exclusion des jeunes, l’angoisse de la précarité. Ils commencent seulement de s’en rendre compte. La pression pour une autre politique économique en Europe doit s’accroître. Il est temps de libérer l’activité, de soutenir le pouvoir d’achat, de relancer l’investissement, de desserrer le licol de l’orthodoxie financière et budgétaire. Les obsédés du dogme monétaire, au bout du compte, favorisent le terrorisme.
Il faut enfin livrer une bataille intellectuelle. Les prophètes du déclin, les Jérémie de la modernité, les frénétiques de l’identité tiennent depuis trop longtemps le haut du pavé, tout en se présentant comme des martyrs de la bien-pensance. La bien-pensance, dans leur acception, ce sont les idées de liberté et de progrès. Nous l’avons souffert avec trop de longanimité. Les valeurs ne sont pas relatives, selon les cultures ou les religions ; les identités, sous prétexte qu’elles sont malheureuses, ne sauraient remplacer l’héritage de la raison. Les valeurs sont universelles, comme les droits de l’homme. Ceux qui prônent l’enfermement communautaire ou intégriste, qui veulent substituer les paroles révélées à la délibération rationnelle, comme ceux qui veulent rompre avec l’Europe et l’internationalisme au nom d’une conception rabougrie de la France ne commettent pas seulement un crime contre l’esprit. Ils attentent à l’intérêt du pays et à son avenir. Comme aurait dit Charb, tirons l’esprit du cachot !
Laurent Joffrin.